Un nouvel article dans UNIDIVERS écrit par l’écrivain et musicien Thierry Jolif suite à un échange de plusieurs mois avec la réalisatrice. Une chambre d’échos foudroyante dans laquelle vous pouvez entrer ici
Le film Foudre de Manuela Morgaine est une expérience audiovisuelle inédite autant qu’un récit électrique. En deux parties et quatre saisons, Foudre donne à voir une quête aboutie quand bien même le mystère reste entier. Un ensemble ondulant en fracas, fascinant, hypnotique. Comme l’éclair dans la pénombre révèle quelque chose, les claquements sourds et les crépitements aveuglants mis en scène par Manuela Morgaine révèlent le surréel qui baigne nos vies.
Je vous raconterais les orages qui traversent l’esprit humain. (Pathos Mathos, saison d’hiver de Foudre)
En 2004, Manuela Morgaine réalise un documentaire sur les foudroyés et les « chasseurs d’orage » pour France Culture. Elle est allée à la rencontre d’un monde. À partir d’images que ces récits ont suscitées en elle, elle est partie en quête de leurs sources. Comme un roc frappé par la foudre, le monde s’est alors fendu en deux pour lui offrir un passage. C’est ainsi que Foudre donne à voir me monolithisme de la réalité se fendiller pour laisser apparaître la généalogie polymorphe du réel. C’est le domaine de l’imaginal cher à Henry Corbin, celui de l’Imagination créatrice du visionnaire Blake qui s’ouvre.
Dans Foudre, l’expérience poétique s’empare de tout, science, conscience, mythologie, rêves et cauchemars, illusions et savoirs. L’essence même du kinématographe, visible et charnelle image (ikon) de l’invisible… À l’arrivée, Manuela Morgaine ne livre pas aux spectateurs un maelstrom chaotique. Filmer, c’est ordonnancer selon les coordonnées secrètes d’un espace-temps singulier, unique. Voilà Foudre, une légende. Un film chatoyant tout en zigzag, enAutomne, Hiver, Printemps, Eté. Le fruit arrivé à maturité de neuf années de travail, de recherches, de rencontres, de voyages.
De la France à la Syrie, les dieux anciens en figures d’humains fragiles et incertains domineront tout de leurs pâles présences. Le musicien Rodolphe Burger (ex-leader du groupe Kat Onoma) incarne le chasseur d’éclairs. Alex Hermant (professionnel de l’image et de la foudre) est identifié au dieu syrien Baal et clôt le film en tant que DJ Baal. Le psychiatre français William de Carvalho personnifie Saturne. A travers eux, le spectateur navigue entre expériences de foudroyés et usages thérapeutiques de l’électricité dans le traitement de la mélancolie. Des champs verdoyants à l’océan par les déserts ardents, le spectateur suit les flèches d’or toujours et partout étrangères de l’éclair.
Comme l’orage se joue des obstacles, le film se joue des lieux, des frontières. Et parfois la féconde narration pousse le spectateur hors des souterrains de la lumière noire de la mélancolie vers la douce folie irradiante des stylites du désert, ascétiques paratonnerres humains. L’ensemble est à l’image de la dernière saison – l’Eté, un corps à corps autour du coup de foudre amoureux inspiré de La Dispute de Marivaux et magnifié par une révision musicale de Haydn – une chorégraphie tourbillonnante qui relie les différents plans de l’existence.
Comme la foudre traverse tout avec des conséquences variables, Foudre traverse les genres. Documentaire, documentaire scénarisé, fiction réaliste, réalité mythologisée, récits transcendés ou chorégraphiés, l’ensemble tient sa cohérence du magnétisme de la foudre, d’une synergie poético-humaine à la mémoire « la plus longue ». Malheureusement, cette œuvre exigeante de Manuela Morgaine risque de demeurer privée de visibilité publique. Malgré un accueil enthousiaste dans plusieurs festivals internationaux, le film fait face à une frilosité et à une incompréhension (toute) française envers une proposition à la différence radicale assumée. Puisse cette chronique y contribuer.
Foudre, une légende en quatre saisons,
Un film de Manuela Morgaine, Mezzanine Films ( Mathieu Bompoint) et Envers Compagnie (Manuela Morgaine), France, 3h50, 2012
Pour soutenir cet opéra cinématographique un site évolutif a été créé
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Entretien avec Manuela Morgaine
Unidivers : Pathos Mathos en 2007, La légende de Syméon en 2008, Baal en 2009, Atomes en 2011, les quatre saisons de Foudre se sont réalisées presque comme des films indépendants les uns des autres… Pourquoi les avoir réunis, cette cohésion, cette unité était-elle présente dès le début du projet ? Sont-ce les contraintes techniques ou économiques qui vous ont amenés à diviser le travail de cette manière ?
J’ai écrit FOUDRE lentement, mais d’une traite, un scénario qui déroulait une légende en quatre saisons. Je n’avais pas du tout prévu de le sectionner en années de tournages successifs, mais le manque de moyens nous a obligés Mathieu Bompoint de Mezzanine films, mon producteur et moi, à repenser entièrement un mode de production et de réalisation saison après saison. Nous avons donc commencé par l’hiver alors que le film s’ouvre par l’automne, donc je n’ai pas du tout tourné dans l’ordre du film. Mais j’avais déjà l’idée que le film pourrait par la suite s’enrichir de ce manque de production initiale en proposant deux versions. Une version intégrale pour le cinéma, la légende en 3H50 divisée en deux parties, pour la sortie salles, et une version des quatre saisons séparées pour le coffret des quatre dvds et une diffusion télévisuelle, un peu comme Krzysztof Kieslowski avait pensé « Bleu Blanc Rouge ». Nous avons donc monté le film dans ces deux versions ce qui a été un travail colossal puisque dans le premier cas il n’y a qu’un générique de début et de fin, et dans le deuxième il y a un générique de début et de fin pour chaque saison.
Les contraintes ont permis de beaucoup chercher au montage, de chercher des solutions, de tout réinventer, je parle de l’unité finale de chacune des saisons et du film entier les contenant, dès que tous les éléments ont été pour finir rassemblés.
Il est important que le spectateur ait la sensation d’une fresque et non d’une série de quatre tableaux. Pour cela tant d’éléments reviennent d’une saison à l’autre, les voitures, les montres, les visages en très gros plans, les ralentis, le poisson torpille, les créatures blanches de la foudre, les ciels d’orages.
Foudre s’ouvre avec du son, une voix, celle d’un musicien, Rodolphe Burger incarnant Alex Hermant, authentique chasseur d’orages. Rodolphe clôt aussi le film, il est révélé en tant que DJ Baal, présence contemporaine et sonore, encore, du dieu ancien… L’orage s’accompagne toujours de sons, bien sûr, mais le traitement dont vous avez usé pour votre film est assez singulier, les « trésors humains sauvés de la fin par l’image juste avant la fin » ne le sont-ils pas aussi par le son ?
FOUDRE s’ouvre avec un prologue mêlant la voix de Rodolphe Burger et la mienne, une sorte d’ouverture comme celle d’un opéra, un chant à deux voix qui énonce comme « dix commandements » pour échapper à la foudre.
Rodolphe Burger incarne en effet le dieu de l’orage, Baal mais aussi Alex Hermant le chasseur d’éclairs qui n’apparait dans le film que sous la forme de ses images photographiques et vidéographiques. Ma voix ouvre le film et chacune des quatre saisons comme une trame narrative, une voix du livre, ici plus particulièrement de la légende qui est le genre choisi par FOUDRE, entre documentaire et fiction.
Baal (Rodolphe Burger) devient DJBaal à la fin du film parce que le film part de la nuit des temps pour arriver à nos jours. Il fallait finir sur de la guitare électrique…
Comme il y a eu Ouverture, prologue, FOUDRE se termine par un épilogue ou tous les personnages, comme dans un choral, se retrouvent tous ensemble sur un dance floor que j’ai appelé « La boite de la nuit » et qui les ramifie. J’ai construit FOUDRE comme une tétralogie. Sa construction musicale est aussi structurée que les quatre saisons, elle a même déterminé le montage, nous n’avons jamais monté autrement qu’avec des sons et presque toutes les musiques, même à un stade d’ébauches. Il est arrivé que les deux compositeurs Emmanuel Hosseyn During et Philippe Langlois m’envoient quelques minutes de musique composée pour que j’arrive à articuler une scène au montage. Il y a eu un travail de composition musicale et de design sonore très élaboré. Les sons de l’orage sont presque tous transformés, surtout dans la saison d’automne ou il s’agit de restituer le foudroiement des personnages des années après. Il fallait créer des trames intenses, des sortes de persistances qui donnent au spectateur l’impression que la sensation, le trauma, ne s’est jamais arrêté. Pareil pour arriver à faire percevoir la mélancolie: trouver des basses continues pour évoquer l’état flottant, créer du faux silence, pour extraire davantage, donner à imaginer que les mélancoliques sont de l’autre côté du miroir, dans un monde entièrement étanche. D’où le ballet des hippocampes, dans l’aquarium, et là de la musique en sourdine.
Pour ATOMES, la saison d’été, j’ai demandé à Philippe Langlois de revisiter Haydn, nous l’avons à tel point revisité que certains spectateurs ont pu penser à un problème technique quand la musique semble rayée. C’était pour évoquer la fracture amoureuse, quand tout se défait et qu’on ne fait que ressasser indéfiniment le passé heureux. C’est le fruit de longs échanges et de recherches, d’expériences sonores pour être au plus près d’une climatologie filmique, tenter d’être au plus organique, au plus tellurique, au plus spectral, comme le surgissement de l’éclair.
(Ici, Manuela dévoile son implication démesurée dans le véritable travail d’alchimie sonore de Foudre. Son attachement viscéral à un travail communiel avec les deux compositeursPhilippe Langlois et Emmanuel Hosseyn During)
T.J : Manuela, après neuf années de travail, Foudre, une légende, est achevé depuis 2012. Il a été présenté dans plusieurs festivals européens et internationaux, bien accueilli, voire très bien… Pourquoi ne peut-on le voir en France ? Qu’en est-il de sa situation aujourd’hui, fin 2013 ?
Même si c’est difficile à vivre, il a été clair que ne trouvant pas les moyens de produire le film dès le départ et malgré toutes nos recherches dans les réseaux habituels de financements du cinéma français, nous ne parviendrions pas à trouver les moyens de le diffuser ici. La distribution fait partie de la production d’un film. Dans sa conception, dans son indépendance, FOUDRE s’est isolé du milieu du cinéma et a tracé sa route, n’en a fait qu’à sa tête, ressemble absolument à ce qu’il voulait être. Même si cela a été sans moyens, avec une minuscule équipe, dans l’économie d’un court métrage alors qu’il traversait la Guinée Bissau, la Lybie, la Syrie, même si cela a été neuf ans de travail contre vents et marées, le film a trouvé sa forme et sa durée. Il se ressemble. N’a fait aucun compromis. A eu le temps d’arriver à maturité. Mais il ne ressemble pas à ce qu’on programme en salles en France. Les distributeurs un à un, comme les festivals en France où nous l’avons constamment proposé, se sont détournés, pour la plupart n’ont pas eu la curiosité de voir le film dès qu’ils apprenaient que c’était ni un documentaire pur ni une fiction pure, dès qu’ils voyaient sa durée. Et pourtant LES MYSTÈRES DE LISBONNE de Raoul Ruiz ont trouvé leur public, c’était un film de 4H30 et tout récemment HEIMAT d’Edgar Reitz d’une durée jumelle de celle de FOUDRE, 3H50 se voit en deux parties actuellement en salles et emporte le public dans une expérience spatio-temporelle bouleversante et unique.
Il faut arriver à convaincre que FOUDRE est une expérience de cinéma, une tétralogie, comme un opéra cinématographique, convaincre les exploitants qu’il faut lui créer des séances spéciales, pas tous les jours, peut être ne le sortir que dans un cinéma par ville. Voilà le travail que cela demande de repenser la distribution autrement, fait que nous avons beaucoup de mal à trouver le distributeur qui fera le pas de ce film en zigzag. Mais l’énergie est là dix ans après, et il y a eu trop de travail pour le faire tenir debout pour aujourd’hui, si près du but, l’abandonner.
Ce qui se passe à l’international, l’accueil intense qui a été fait au Film à Rotterdam, à Wroclaw en Pologne et tout dernièrement en Russie ou beaucoup de critiques ont écrits sur le film, me permettent de garder la foi en l’impossible qu’il est toujours possible de réaliser, avec passion et détermination. FOUDRE est et reste plus fort que moi.A new article in UNIDIVERS by writer and musician Thierry Jolif based on a discussion with the director over a period of several months. An echo-chamber of thunder which you can enter here.