Voici un film, pour faire court, qui s’est fait exclure de toutes les médiations qui comptent en France pour espérer faire exister une œuvre de cinéma. Petits ou grands, ni les festivals ni les distributeurs, ni aucun guichet de soutien n’en ont, peu ou prou, voulu. Si le film existe finalement, autrement que sous les espèces de projections circonstancielles, c’est en vertu de l’engagement d’un éditeur qui a subordonné sa sortie en dvd à une souscription publique. Le lecteur averti en déduira que, dans un pays aussi propice au cinéma que le France, ce film ne méritait sans doute pas d’exister. En vérité, c’est tout le contraire. Voici une oeuvre qui, par son originalité, sa liberté, mérite d’être aimée, assurément, discutée, certainement, vue, indiscutablement. Sans doute, la défiance dont Foudre fut aussi continûment l’objet tient-elle aux mêmes raisons qui devraient dans un monde idéal le désigner à l’attention. D’abord, un auteur inconnu du sérail cinématographique en même temps qu’une artiste pluridisciplinaire, venue de la littérature, du théâtre et des arts plastiques : on a nommé Manuela Morgaine. Ensuite, un film-monstre de trois heures cinquante, tourné par bribes entre 2004 et 2012, hors de la filière traditionnelle, sans le moindre acteur connu, soustrait au principe de narration classique et à cheval entre plusieurs genres. C’est bien assez d’arguments pour supposer, dans un contexte de crise endémique et de contraction cinéphilique, que l’objet avait de quoi faire une peur bleue aux professionnels.
On se met à leur place. Comment vendre un tel film ? Par quel pitch appâter le public ? Encore faudrait-il être assuré, pour ce faire, de le saisir, de le circonscrire, de le comprendre. Rien de gagné. Foudre demande plutôt à être vécu intérieurement, à être pris comme une expérience de la pensée et un voyage dans la matière. Il exige sans doute une disposition particulière de l’esprit, qui n’est pas partagée par la majorité des spectateurs. On se rapproche ici de l’horizon d’attente du cinéma dit expérimental. Ses quatre parties, et autant de saisons, sont reliées en esprit par la zébrure de l’éclair. En automne, un chasseur d’orages photographie sa passion, pendant que des foudroyés rejouent le moment, lieu et heure, de leur commotion. Ballet à deux temps de la beauté et de la mort. En hiver, un psychiatre, puisant aux sources de l’antiquité, invoquant les cultes syriens et les divinités africaines, choque et reconstitue de grands mélancoliques ballotant dans la ville. Bienfaits de l’électricité. Au printemps, en Syrie, un archéologue rejoue côté ciel l’anachorète Syméon le stylite, mort foudroyé, et met au jour côté terre les vertus vitales et reproductrices de la foudre. Entre ascétisme et promiscuité, la foudre dispense sa puissance extatique à qui la sollicite. En été, une fiction inspirée de La Dispute, pièce expérimentale de Marivaux met en scène le « coup de foudre » d’un jeune couple sur une île paradisiaque, avant d’explorer l’après-coup de ce choc amoureux.
On a beau être critique de cinéma – donc préparé à accueillir puis à transcrire en langage commun toutes les propositions esthétiques – on doit bien avouer qu’on sort de Foudre assez secoué, un peu paumé. Ravi de sa beauté électrique, séduit par son imagination baroque, distrait par ses maladresses, si ce mot a encore un sens relativement à une norme qui n’a plus ici droit de reconnaissance. En vérité, Foudre, reviendrait-il des quatre coins de la terre, puiserait-il aux savoirs les plus anciens, ne renvoie à rien d’autre qu’à lui-même. Frayant entre paysans et dieux antiques, Auvergne et Libye, fait divers et mythe, terre et ciel, trauma et survie, vie et mort, documentaire et fiction, il produit en quelque sorte un onirisme sui generis qui consiste à sonder le passage entre chaque terme de ces couples et entre ces couples eux-mêmes. Plus qu’à une quelconque référence cinématographique, quelque chose ramène ici à l’œuvre littéraire du méconnu Edmond Jabès. Italien de nationalité, Egyptien de naissance, Français par exil, le poète partage bien davantage qu’un itinéraire biographique avec la cinéaste. Un goût pour la surréalité, l’avancée par grands cycles créatifs (Le livre des questions, Le livre des ressemblances), la construction fragmentaire de la pensée, le nomadisme à travers les genres, l’obsession du néant, l’inquiétude d’une question adressée au monde. « Venir au monde en poète, c’est être au monde autrement qu’en y résidant » écrivait-il. Une phrase qui fait un bon viatique pour la traversée, dangereusement exaltante, de Foudre.
Jacques Mandelbaum (critique de cinéma – LE MONDE.) Texte publié dans le livret accompagnant le coffret dvd de FOUDRE édité par Shellac.