FOUDRE Une légende en quatre saisons

Babeldoor : Retour sur cette expérience par Manuela Morgaine

 

Questions posées à Manuela Morgaine, réalisatrice, porteuse du film et animatrice courageuse de la campagne. Elle revient avec lucidité sur cette aventure humaine et au-delà sur le « métier » d’artiste à l’ère du numérique.

 Pourquoi avoir fait appel au crowdfunding ?

Depuis la création de ma compagnie en 1991, Envers Compagnie, qui produit autant du cinéma, que des pièces radiophoniques, du spectacle vivant, et des installations, je me pose la question du financement de l’art.

Je me suis rendue compte très vite que je passais, comme tous les artistes autour de moi, plus de 50 % de mon temps en recherche de production. Cela voulait dire, si je compte en années, que sur 22 ans d’existence artistique, j’ai passé onze ans à part entière à chercher les moyens d’œuvrer.

Ce n’est pas un calcul à la louche mais une mesure véritable du temps pris en démarches administratives pendant dix ans pour monter des dossiers de demandes de subventions, tous domaines confondus, ou rencontrer les acteurs financiers qui pouvaient être susceptibles d’investir, ou voyager pour tenter de trouver des solutions en Province voire à l’étranger.

Tout ce mi-temps n’étant pas rémunéré pour l’artiste qui cherche les moyens de travailler et  finalement toujours le même résultat : trouver tout juste les bouts de ficelle qui permettent de faire tenir debout un projet, payer les techniciens et le matériel et être mal rémunéré soi-même une fois sur trois.

Le constat aussi de la désertion du travail d’artiste à plein temps.

Parmi tous les artistes que j’avais connus, par exemple à la Villa Médicis lorsque j’étais Prix de Rome en scénographie en 1994, sur les vingt artistes qui résidaient là bas avec moi, un sur deux arrêtait la création dès qu’il fondait une famille, l’autre moitié devenait enseignant dans sa propre pratique ou exerçait un métier qui n’avait rien à voir avec le fait d’être artiste.

Je parle là de grands artistes reconnus et non pas de jeunes créateurs outsiders. Tout cela m’a fait réfléchir au moyen de m’en sortir sans compromission ni démission à mon œuvre en cours. Pour moi, sans compromission cela voulait dire tenter d’arriver à rester artiste jusqu’au bout du bout, être ce que Beckett appelle un «  Bon qu’à çà », non par posture, mais par exigence personnelle, vu le travail quotidien que cela demande de parvenir à une véritable écriture, à la maîtrise d’une discipline artistique et à sa maturité.

Il y a dix ans j’ai compris que je ne pourrais jamais plus revenir en arrière, que je ne renoncerai pour rien au monde à ce choix, même s’il demandait des sacrifices financiers considérables et le sentiment permanent d’insécurité matérielle. Pour ne pas  me décourager,  j’ai pensé inventer un brevet, comme l’avait fait avant moi et avec grand brio Marcel Duchamp (il est l’inventeur de la machine qui coupe le sucre en morceaux), et tenter de faire petite ou grosse fortune avec ce brevet pour réinvestir l’argent dans mon propre travail et, selon mes possibles, dans celui d’autres artistes que j’admirais et que je voyais en difficulté.

Même si c’est toujours un projet utopique et que je m’y emploie depuis une dizaine d’années, ce brevet a été déposé/validé à la Haye et sera en cours de fabrication dans un an. Si je le réalise cela aura pris douze ans et beaucoup de fonds propres investis.

Je ne serais jamais arrivée au crowdfunding sans avoir pensé au brevet d’invention. Parce que l’invention d’un brevet m’a fait entièrement reconsidérer ma façon de  penser/produire l’art.

Je suis restée en alerte sur le sujet et me suis depuis intéressée à la manière dont se produisaient les œuvres. Cela a impliqué que je lise les génériques de fin des films dans le détail en relevant les participations financières qui me paraissaient singulières, que je relève aussi les noms des mécènes d’expositions etc… Dès que je me suis ouverte à ces recherches de production parallèles, j’ai découvert l’existence du crowdfunding aux Etats-Unis, puis avec les grands noms arrivés en France, My Major Company, puis Kiss Kiss Bank Bank qui de plus en plus figuraient sur les génériques de cinéma.

 Comment avez-vous abordé cette démarche participative  et l’utilisation des réseaux sociaux ?

Faisant des recherches sur les différentes plateformes de crowdfunding je suis tombée sur le blog de Mon artiste qui les recensait, puis j’ai lu le guide très précieux de Nicolas Dehorter. J’ai alors contacté Nicolas D. pour avoir ses conseils. Je lui ai expliqué mes différents projets de long métrage et d’installations d’art plastique que je tentais de produire depuis une dizaine d’années et lui ai demandé s’il pensait que le crowdfunding était adapté pour moi. Nous avons convenu tous deux qu’il ne pourrait être que d’une aide ponctuelle vu les coûts de production des deux projets que je lui présentais.

Je pensais que cela me donnerait tout de même une autre énergie au travail plutôt que de passer ces 50 % de temps à chercher des solutions qui n’arrivaient pas. Très vite, j’ai compris qu’il fallait que mon travail soit présent sur les réseaux sociaux. Je n’avais, il y a quatre mois encore, qu’un site web www.enverscompagnie.com.

Mais pas de page Facebook consacrée à FOUDRE, le long métrage pour lequel nous avons lancé ensemble avec Nicolas une campagne de crowdfunding, ni de blog. Nous avons désormais créé un véritable réseau grâce à ces deux pages animées par Nicolas Dehorter.

http://www.facebook.com/pages/Foudre/513113362040110

www.foudre-lefilm.com

Sans la création de ces pages, il est possible que notre campagne de crowdfunding n’ait jamais abouti tant nous avons mesuré l’intérêt croissant des internautes pour le contenu, les images, tant s’adresser au contributeur est essentiel non seulement par des courriers personnels mais par des informations continues qu’il voit se renouveler de jour en jour sur le web.

Son exigence, s’il doit investir, même une somme minime, est maximale.

Le contributeur, avant même de penser à ses contributions, veut participer à une aventure qu’il veut voir se profiler sur le web avant qu’elle existe. Il participe avant tout sur la toile. C’est son lieu de vie avec le projet tant que la campagne n’est pas finie. Et encore aujourd’hui je vois combien de contributeurs continuent de visiter notre page Facebook et notre blog.

C’est donc aussi un moyen de trouver ses futurs spectateurs ou auditeurs en live. Et de nous faire évoluer en tant qu’artistes puisque nous devons être inventifs en amont, avant même que l’œuvre elle-même ne soit encore visible.

 Pourquoi ce choix de la plateforme Babeldoor ?

C’est dans le Guide du Crowdfunding de Nicolas D. que j’ai pu avoir accès à toutes les plateformes existantes en France. Ce qui m’a intéressée avec Babeldoor, outre son nom magique – une porte ouverte sur toutes les formes de langues – c’est qu’elle n’était pas encore très connue, que j’ai donc imaginée qu’elle serait plus investie, et aussi parce qu’elle ne se cantonnait pas à soutenir des artistes mais des projets solidaires, qu’il y avait une démarche éthique et sociétale passionnante. A l’époque où je cherchais une plateforme de crowdfunding pour lancer ma campagne, sur Babeldoor un pompier cherchait de l’argent pour construire une caserne dans son village retiré, une école de musique cherchait à acheter un piano, des voyageurs cherchaient à financer un rêve de voyage, un étudiant cherchait à distribuer 100 crumbles à des orphelins au Vietnam… Puis j’ai rencontré Hortense Garand, directrice de la plateforme, artiste elle-même ayant fait le même constat que moi, et elle m’a tout de suite convaincue que Babeldoor était le lieu juste.

C’était aussi une façon de se soutenir mutuellement, une sorte de système de vases communicants qui a été passionnant tout du long et qui va sans doute se poursuivre.

A-t-il été facile pour vous de définir les contreparties ?

Oui cela a été assez facile vu l’expérience de Nicolas Dehorter et Hortense Garand qui m’ont guidée, en quelques semaines d’échange, nous avons vite défini ensemble quelles seraient les justes et réalistes contreparties possibles.

Parce qu’ayant moi-même contribué à plusieurs campagnes, souvent les contreparties ne sont jamais envoyées… il fallait que je sois sûre que j’allais pouvoir tout de suite offrir une invitation à une avant-première que j’ai organisée moins d’un mois après la fin de la collecte, pour que les contributeurs ensuite aient la patience d’attendre la sortie du film, des affiches, du coffret dvd. Et puis tout de suite aussi nous avons fabriqué un générique dédié mis en ligne sur Babeldoor, sur Facebook et sur le blog de FOUDRE avec le nom de tous les contributeurs. Donc quelques jours après la fin de la campagne, ils avaient déjà l’impression de faire partie de la famille du film et cela me semble important d’être très réactifs quand la campagne est terminée vu la réactivité qui est demandée aux contributeurs qui ont une date limite pour s’investir.

La réciprocité du lien est une des clés de voûte du crowdfunding.

 Qu’est-ce qui vous a surpris ?

Avant tout le manque d’investissement des plus proches, c’est tout à fait déconcertant et dans un premier temps déprimant. On est sûr qu’au moins le premier cercle à qui a été envoyé un mailing d’appel à contributions va réagir puisque c’est la famille, les amis et les professionnels qui devraient, selon vous, se passionner pour votre démarche. A part cinq contributeurs, cette analyse s’est avérée entièrement naïve. Cela rend humble et fait beaucoup réfléchir. Ma plus grande surprise a été la générosité sans limite d’inconnus, ou de personnes ayant contribué par amitié pour un des personnages du film, donc il a fallu encore plus d’humilité, savoir accepter que les dons ne viennent pas de là où on les attend, ne pas avoir du ressentiment pour tous ceux que l’on pense tout proches de soi, prêts à tout pour vous soutenir. Comprendre qu’ils sont là autrement. Que la campagne ne s’adresse pas à eux  avant tous les autres.

 Quels enseignements en tirez-vous ?

L’appel à soutien financier est tout à fait particulier dans une campagne de crowdfunding et je vois une infinie limite à ne contacter que ce premier cercle souvent défini par les animateurs de plateformes comme le plus important.

Je ne pense pas que ce soit le plus important. Il doit être informé s’il veut à son tour informer son réseau, mais Facebook ou le blog, autant que certains personnages du film, nous ont fait venir la majorité de nos contributeurs.  Il faut  impliquer au moins deux ou trois complices d’une équipe de travail. La recherche ne peut pas être sous la seule responsabilité du réalisateur, du musicien, de l’aventurier, du porteur de projets. Elle aura bien moins d’impact que si elle est soutenue  par ceux qui ont participé activement à l’aventure ou qu’ils vont pouvoir y participer.

Trois participants du film se sont investis très fort dans la mise en place d’un réseau pour trouver des contributeurs.  Mon producteur Mathieu Bompoint de Mezzanine Films, le personnage de Syméon incarné par Michaël Jasmin et le personnage de Saturne incarné par William de Carvalho. Sans eux, sans leur réseau bien plus étendu et varié que le mien, sans leurs courriers, leurs relances, je n’y serai jamais arrivée seule.

Il y avait en moi et tout du long, un sentiment de « gêne » comme si je faisais la manche personnellement pour réaliser mes désirs. Alors qu’être artiste est, pour celui qui voue sa vie,  une question existentielle. Difficile de faire entendre aux autres qu’un artiste qui n’œuvre pas n’existe pas. Que ce n’est pas un hobby mais un engagement à tenter donner du sens à  une autre vision du monde. Que cela demande de chercher sans relâche et que le monde tel qu’il est ne se suffit pas. Qu’il a toujours eu besoin de dessins sur ses parois rocheuses, de gestes, de représentations, d’une part de rêve pour supporter la part de cauchemars imposés au jour le jour par tous les désastres auxquels nous assistons.

Ressentant en permanence cette « gêne » à demander de l’argent pour ma campagne de crowdfunding, j’ai engagé Nicolas Dehorter comme blogueur animateur et le mailing partait toujours de lui. Mais là encore, j’avais le sentiment que nous ne parvenions pas, malgré le travail sur tous les courriers en amont, à imposer l’évidence de la campagne, son urgence, sa nécessité auprès de tous. Nous n’avons touché ainsi qu’une infime partie de nos contributeurs.  Aussi je me demandais, pendant les 90 jours de campagne, et toute l’énergie qu’elle demande, s’il n’aurait pas été intéressant d’avoir dès le départ des relais dans la presse, les radios, que quelque chose de public annonce la campagne et la crédibilise aux yeux de tous ceux que nous avions sollicité.

Ayant réussi à trouver trois contributeurs en quelques minutes, juste en mettant une annonce sur la page Facebook de FIP je me suis rendue compte aussi combien un mailing personnel, même en cumulant les carnets d’adresses du blogueur, de la plateforme qui envoie elle-même des relances à son réseau à travers une newsletter, de tous les participants du projet, était un facteur limitant, chaque fois trop personnel.

Ce  « trop privé » de la campagne de crowdfunding est la seule expérience négative que j’ai retenue. Pour cela, et même si la campagne sur Babeldoor a été réussie grâce à l’ énergie continue de tous, si c’était à recommencer, il est évident que je rendrais publique la campagne en sollicitant la presse et surtout je voudrais qu’il y ait la possibilité de toucher des entreprises, des mécènes, des business angels, des investisseurs en plus des contributeurs privés.

Pour cela, l’à-venir du crowdfunding me semble très prometteur  et bien au-delà du monde artistique, s’il parvient à se banaliser et à la fois à s’enrichir de nouveaux contacts dans le monde de l’industrie, s’il est aussi reconnu d’utilité publique par l’Etat, qu’il se mette à faire partie du paysage social et ne soit plus une roue de secours pour les projets en rade.

Qu’il s’entoure de partenaires très actifs financièrement tout en continuant son appel au plus grand nombre d’entre nous tous.

Que le geste du petit don entre dans les mœurs de chacun. Que chaque Un sente qu’il est une pièce du Nous tous et que son geste, même infime, compte infiniment.

Est-ce que cela va faire évoluer votre relation avec le public ou votre place d’artiste ?

Cela a déjà considérablement fait évoluer ma réflexion sur la manière de produire. Ma relation au public a elle aussi changé puisque je suis en relation avec des spectateurs virtuels depuis des mois et que je leur promets la lune pour demain. Cette Lune qui va surgir, mon long métrage FOUDRE qui sortira à Paris fin 2013 après une tournée de festivals internationaux, je la dessine jour après jour et espère être à l’abri désormais d’une éclipse.

Je suis  convaincue que l’énergie à créer doit s’accompagner aujourd’hui de celle à inventer ses propres moyens de production, l’indépendance étant le gage d’une création authentique et d’une capacité à repousser les limites.

Inventer des solutions et des possibles reste ce qu’il y a de plus palpitant.

Nicolas Dehorter / translations David H. Pickering